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SUR DIEGO QU’ON EMPÊCHAIT DE PEINDRE


Cet homme a fait une belle œuvre.  Il a dressé au centre des petites intrigues et des petits vices comme de grandes bornes pour briser la mer des médiocres le groupe des Vertus. 

Elles sont là, flamboyantes, avec leurs insignes et leur poste chaque, garde inexorable autour du mystère de Dieu.

Ces messieurs, corrects et myopes, ont promené leurs redingotes devant ce mur, maintenant animé, et leurs yeux chassieux ont parcouru l'immense page.  Ils n'ont point dit comme le pape Jules,[1] "Il n'y a pas assez d'or," car le peintre avisé en a mis suffisamment, mais sans peser la valeur de l'œuvre ni son importance dans le temps, "C'est bien, mais c'est très cher."  On accusa le peintre d'avoir gaspillé, de n'avoir pas travaillé comme il faut.

D'autres, monocle au poing, déclaraient l'œuvre "futuriste."

Crétinisme étonnant.

Le peintre est un ouvrier à tâche quotidienne, comme tous.  Il n'a point de vêtement cossu, mais des mains calleuses.  C'est ce qui rend difficile que ces messieurs "du monde" lui serrent la main.

Il n'a rien répondu.  Il est retourné à sa tâche avec un peu plus d'amertume.  Drôle de planète.  Depuis le temps, nous prophètes, on devrait prendre l'habitude d'être crucifié.

Aie seulement la patience de mourir, peintre.  Attends cent ans, de tes contradicteurs qu'en reste-t-il?  Qui se souviendra des ministres et des caissiers qui gagnaient gros?  Mais ta pensée sculptée, toujours aussi intacte dans la pierre dure, parlera plus haut qu'aujourd'hui, car se seront tues les voix des nains.

Il y aura alors des scènes comiques : des processions saxonnes, le Baedeker en main, viendront admirer ton œuvre, peinture ancienne.  Quelques portiers y gagneront leur vie.  Quelques statues, bonnes ou mauvaises, perpétueront ta chair dans l'apparence qu'elle eut.  Tu seras bien méritant.  On te citera dans les discours et dans les "histoires de l'art”.

En attendant poursuis ta vie.  Tu as assez de connaissances pour ne pas la prendre au sérieux et de joie à les tromper tous par ton apparence de maçon.  Que veux-tu, on ne peut pas être à la fois au chantier et dans les antichambres, et pour l'esthète, les pieds d'un politique ne sentent pas toujours très bon.

C'est pourquoi je ne crois pas notre métier tout à fait semblable à celui du charpentier ou du couvreur.  Les hommes ne peuvent s'y mettre d'accord sur le bon et le mauvais, quoique nous le connaissions très bien.  La peinture est un métier mais la bonne peinture une vertu comme ces vertus les plus hautes sans "utilité" apparente qui n'excitent que le mépris des hommes raisonnables et la raillerie des médiocres.[2]  Bonne peinture, pauvreté, chasteté, voici trois vertus différentes (encore que le bon peintre souvent soit pauvre) peut-être fort agréables à Dieu mais sûrement désagréables aux hommes puisque ceux qui s'y adonnent meurent assassinés.

Il faut bien en passer par là et croire qu'on est peintre comme d'autres martyrs et qu'à l'entrée du festin on nous ceindra de tuniques blanches nos pauvres corps désusités,[3] par dessus l'over-all sale taché de couleurs et la blouse souillée dont un plongeur de restaurant ne voudrait pas.

Le festin là-haut sera un "dîner d'artistes," les épiciers et les richards se réfugiant d’eux-mêmes dans les ténèbres extérieures.



[1] Rayé : à Michel-Ange.

[2] Rayé : Le bon peintre et l'homme vierge ne sont pas pour ce monde. 

[3] Une demi-ligne a été perdue à cause de l’usure du papier. 

Bibliographie