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DE LA CRITIQUE ET DES PEINTRES
Dialogue sur la peinture aux noms supposés du Peintre et de MONSIEUR PUBLIC
où la fausseté et la duplicité des peintres modernes sont mises à jour

Moi, peintre je stoppe seul au centre de l'exposition.  Un gras monsieur vire de ci de là, d'abord intéressé, puis gouailleur, puis inquiet.  Devant une dernière toile, ses cheveux se dressent verticaux.  Il pousse un cri, et perd connaissance—Je le relève, lotionne ses tempes.  Il rouvre les yeux.

Moi :  Ah Monsieur, la peinture ne vous laisse pas indifférent.  Merle blanc, j'aurais plaisir à savoir votre nom. 

P :  Monsieur Public pour vous servir.  Vous n'êtes pas peintre au moins—

Moi :  Non, je couvre de couleurs des toiles, mais je ne suis pas un artiste.

[1]P :  Ah Monsieur, sombre histoire : je sors du bureau ce matin un peu tôt.  Que faire?   Juste je passais par ici.  La peinture j'aime ça, voyez-vous.  Il y a au café espagnol un bain turc avec des si belles femmes.  Quand je joue aux cartes j'en jouis—Avouez qu'ici rien de semblable! 

M : Il y a pour cela de spéciales maisons avec massage et manucure dans la rue à côté.

P :  Mais enfin M., le peintre travaille pour le public et fournira la demande.[2]

M :  Nous accrocher nos œuvres devant et derrière et faire le trottoir en espérant la clientèle.

P :  Dites que vous n'avez pas mauvaise réputation.  Il paraît que vous faites poser des femmes nues.

[3]M :  Pour vous servir.  Mais quel mal.  Ne prenez-vous pas de bain?

P :  Baissant les yeux : Je ne me regarde jamais.

M :  C'est malheureux.  Ce vous serait bonne école de vertu.

[4]P :  Mais si vous ne travaillez pas pour moi, pourquoi peindre?

M :  Beaucoup d'arbres ont des fruits si hauts que nul ne peut atteindre.  Beaucoup d'oiseaux bons à manger meurent de mort naturelle.  Le soleil mûrit les uns, réchauffe les autres, tout comme s'ils étaient utiles.  Et qui sait…

[5]P :  Poète! —Nous autres bourgeois, goûtons fort le beau.  Pourquoi ici tant de laideur—

M :  Par exemple?

P :  Cette grosse tête au crayon rouge.  Je voudrais savoir quel homme épouserait pareille femme.

M :  C'est qu'elle symbolise la Sagesse qui n'accepte nul homme pour époux.

[6]P :  Mais qu'allez-vous vous occuper de philosophie et ne pas reproduire les spectacles naturels : quelle plus belle chose dans une salle à manger qu'un beau tableau de fruits.

M :  Un homme très comme il faut a dit qu'il ne faut point faire un dieu de son ventre. 

P :  Et dans un fumoir des photos de jolies femmes, 

M :  Ventre et bas-ventre sont tout un. 

P :  Au moins tant de jolis spectacles : des couchers de soleil, des ballets russes, tant d'autres!

M :  Encadrez leurs photos bien plus exactes que nos peintures.

P :  Que voilà un homme bien difficile.  Et que vous reste-t-il : prêcher.

[7]M :  Si nous prenions au début : Voyez des couleurs en poudre (il en sort de sa poche).  Il faut les moudre encore avec un pilon de marbre et les incorporer à des agglutinants.

P :  Belle chimie, et qu'importe. 

M :  Vous paraissez le spectateur au théâtre.  Il est bien assis, et que l'acteur soit dans les courants d'air, pas d'entracte de plus de 10 minutes.  Pourtant vous n'avez pas payé.

PSoit.

M :  A des agglutinants.  Puis faire choix d'une surface convenable, la préparer avec soin.  Il est des couleurs solides, d'autres non, des mélanges qui noircissent.

[8]P :  Le métier n'est pas si facile qu'il y paraît.

M :  Pourtant tout peintre doit savoir cela.  Je ne veux pas dire que tous ceux qui peignent le savent.  Un tel apprentissage durait 6 ans.  Puis vient l’art de représenter les bois et les marbres, suivant d'immuables règles, fruit d'expériences séculaires.  Ensuite les étoffes : draps, laine ou soie, chaque à son régime propre.  La montagne s'apprend en copiant des cailloux.  Les nuées en méditant les moisissures des vieux murs.  Le fond est la teinte intermédiaire entre le clair et l'ombre du sujet.  Les objets s'éloignent suivant l'échelle tracée d'une vitre.  La droite est l'infini et la circonférence est parfaite.

P :  Ne croirait-on pas ouïr des règles d'ébénisterie.

M :  Tout bon ouvrier est honorable.  Dans les deux métiers il faut l'œil et la main appréciant au millimètre, mais le mien est plus vaste admettant en sus des formes mensurables toute ligne engendrée par l'imagination—

P :  S'il n'y a pas de farce là-dedans, je prendrais peur à tracer une ligne.

[9]M : Avec raison.  Tant d'empires morts dont les graffiti seuls subsistent.  Toute responsabilité engagée, l'esprit guide la main et devant ce mur blanc, cet homme distingué, mets-lui un charbon aux doigts, il y tracera un phallus.

P :  Il est vrai cela m'est arrivé plusieurs fois, mais toi.

[10]M : Suivant l'artifice de mon art, pénétrant par l'idée aux choses abstraites je m'essaye à les suggérer au travers des formes physiques.

[11]P :  Cet artifice quel est-il?

M :  L'ignorant le nomme déformation, mais le sage reconstituant l'objet au travers du reflet dit : réformation.

P :  C'est obscur.

M :  Tu vas au Salon Rouge où sont des glaces déformantes et t'y mirant tu sais bien sans te voir, que tu n'es pas ce qu'elles prétendent.  De même les choses.  Elles sont reflet et symbole.  Et comment pourrais-tu peindre si tu n'as lu Saint Paul.

[12]P :  Un exemple : Cette main trop grande que prétend-elle?

M :  Cela provient de notre infirmité mentale.  Les mains expriment l'âme et pour attirer l'attention sur elle quel autre moyen que les grandir.  Et si tu as aimé tu sais que les yeux sont les plus grands dans ton amante, puis la bouche et peut-être ignores-tu la coupe du manteau ou la forme des bottines.  Nous de même procédons par l'intérieur et suivant le sens attaché à chaque chose. 

P :  Çà j'ai saisi.  Mais ces pieds énormes et bleus.

M :  Ce sont ceux d'une femme très humble.  Elle a beaucoup marché et le pied gonfle.  Du moins l’ai-je vu ainsi tant il était lourd de poussière et de résignation.

[13]P :  Tu as réponse à tout et que dire.  Il faut donc vous lire comme des écritures.

M :  Mais pas de classe à suivre pour cela.  Regarde ce spectateur pauvre.  Il communie à ce portrait et derrière la croûte colorée rejoint l'esprit du peintre.  Aie bon vouloir.

P :  Mais enfin pourquoi m‘humilier devant vous?  Ne suis-je pas juge?

[14]M :  Tu viens ici entre deux digestions et ces œuvres sont le fruit de transes, souvent  créées avec larmes.  Dis-tu à une femme que son fils est laid si elle a accouché en grande souffrance. 

[15]P :  Je veux croire qu'il y en a parmi vous de sincères.  Mais cet horrible groupe de guingois dont les maisons dansent.

M :  Ici est la plaie.  Il y a de mauvais peintres comme de mauvais prêtres.  Tu as raison de mépriser cette œuvre.  Celui qui l'a faite est membre de plusieurs sociétés savantes : il y a en lui force orgueil.

P :  Il a à côté des choses bien dessinées. 

M :  Si tu y regardes de près tu t'effraieras de leur vide.  Le peintre ne peut donner que ce qu'il a.

P :  Tu es un bonhomme, sache, et je comprends des choses qui m'étaient cachées.  Ainsi la valeur d'une œuvre est dans son esprit. 

[16]M :  Eternellement balancé du concret à l'abstrait le peintre est comme l'amant dont l'amour surhumain se résume et s'atteste au coït.  Toute pensée qui ne meut pas la main est vaine.  Tout peintre qui pense et parle d'art, et vit pour l’art, s'il ne peint pas, est un faux peintre.  Dangereux animal il coupe l'herbe aux pieds des autres, enchaînés qu'ils sont à leur œuvre.  Ne parle pas de ça, veux-tu.

P :  On dit que vous n'êtes pas riches.  Dois-je croire?

[17]M :  En vérité il est des jours où il faut se nourrir de salade et peu de viande.  Mais ce métier apporte une grande joie spirituelle, et comment nous comparer à cette authentique marquise dont le domestique en gants blancs découpe chapons et biftecks.  Mais elle ne laisse en mourant que des latrines pleines.

P :  Vous êtes orgueilleux je vois. 

[18]M :  L'homme qui souffre est aigre.  Un menuisier qui fournit de bons meubles, il a femme et enfants, et vit, et le peintre qui peint bien, célibataire, et meurt.

P :  Cela prouve qu'il y a chez vous erreur.

[19]M :  Ou chez vous.  La société n'est-elle à réformer, et n’as-tu jamais songé qu'un collier de telle dame "honorable" pèse la faim de mille pauvres.  Pour nous, je te l'ai dit, notre fonction est spirituelle; vous soulever, quel poids! et au bout du levier quelle masse d'animalité.

P :  Ah! vrai, tu dépasses les bornes.[20]

M :  Voilà : pour te dire des choses autres que de surface, encore un client possible qui me lâche.[21] 

[22]P :  Justement je t'allais faire une riche commande : Tout mon palais a décorer.

M :  Ah! mon cher petit public, ne te fâche pas.  Je n'ai rien dit, sais-tu, je t'aime bien…et si tu n'étais pas là, qui verrait nos œuvres.  Mon idéal fut toujours de te plaire.

P :  Allons te voici raisonnable.  Ramasse ce louis d'or et parlons de ma commande. 

M :  Je sors un carnet et me prépare à inscrire :

P :  Tu nous représenteras premièrement moi, ma dame et mes trois petits.  J'aurais mon gilet cerise et la chaîne d'or qui me vient de mon père.  Pour elle, n'oublie pas ce gros collier dont je lui fis don l'autre hiver, ni la breloque du poignet.  Quant aux petits, que te semble : un col marin siérait-il?

M :  S'il te plaît je le peindrais de tout mon cœur.

P :  La fillette en organdi rose, les petits en bleus, elle en vert et moi jaune : je crois l'ensemble harmonieux.

M : Me permets-tu le choix des nuances?[23]

P :  Non pas.

M :  Alors malgré tout mon besoin je ne saurais te satisfaire.

P :  Quoi, tu refuses?

M :  S'il a du cœur l'ébéniste te fera-t-il des chaises où l'on ne puisse s'asseoir, ou l'architecte une maison qui doit crouler.  Moi de même. 

P :  Mais je te paie et que t'importe?

M :  Il m'importe tant que pour tout l'or qui est je ne puis rien contre le beau.  Avec tout cet or je ne dormirais pas tranquille et mon épouse la peinture me tirerait par les cheveux.  Va.

[24]P :  Crains ma colère.  Mon bureau est celui d'un fort grand journal.  Je ferai passer des articles contre toi.  Ah!

M :  Je le regrette.  Cela peut me faire un grand tort matériel.  Il ne faut point croire pourtant, critique, que ton encre d'imprimerie puisse rien sur ma toile.  J'ai rêvé un jour d'un critique amoureux de la peinture, penché avec tendresse sur l’œuvre de ces hommes égaux à lui, déchiffrant avec respect l'énigme de leur âme.  Drôle de rêve, c’pas?

P :  Grâces.  Je ne rêve jamais.  Je cours à mon périodique, coucher tout chaud sur le papier ta prose, rêveur impertinent.

Il s'éloigne tout courant sur de très petites jambes.  A nouveau l'artiste est seul au centre de l'exposition. 



[1] Plan : Le but n’est pas la jouissance sensuelle

[2] Remplace : doit donner ce qui lui plaît. 

[3] Plan : La morale. 

[4] Plan : utilité de la peinture. 

[5] Plan : le beau. 

[6] Plan : la nature. 

[7] Plan : la matière de l’œuvre. 

[8] Plan : La tradition. 

[9] Plan : art dans l’espace, hors du temps
          responsabilité morale du peintre. 

[10] Plan : but de l’art : définition. 

[11] Plan : le moyen employé
          son pourquoi. 

[12] Plan : exemples. 

[13] Plan : le spectateur
           son rôle. 

[14] Plan : délicatesse du rôle. 

[15] Plan : Le mauvais peintre. 

[16] Plan : (contradiction essentielle)
          mauvais peintre (suite). 

[17] Plan : noblesse de l’art.

[18] Plan : [rôle social du peintre]
          le peintre [personne] état social. 

[19] Plan : réforme de cet état.
           rôle proffessionnel [sic] du peintre. 

[20] Rayé : impertinent. 

[21] Remplace : se fâche. 

[22] Plan : rapports peintre et public. 

[23] Remplace : couleurs.

[24] Plan : rapports peintre et la critique. 

Bibliographie