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MEXICO


Mexicains, il y a peu de temps que je suis parmi vous.  J'étais venu avec, dans la tête, un Mexique de pacotille : beaucoup de plumes—bleu vert rouge—et de tropicales mimiques.  On m'a montré la Conesa et le Théâtre National; aussi beaucoup de jeunes filles trop blanches dans des frous-frous d'organdi et des messieurs avec des faux-cols hauts comme ça![1]  L'un très gâteux et très millionnaire m'a dit : “Ici des sauvages et nous…comment parler d'égalité."  J'ai su bientôt qu'il n'y avait pas égalité.

Un jour je suis sorti à 6 heures du matin.  A 6 h. du matin les belles dames sont au lit et les autos de luxe au garage.  Ça fait que j'ai pu voir le vrai visage de la ville, si maquillé de jour qu'on ne le reconnaît pas.  Déserts les quartiers cossus semblent la salle du music-hall après la fermeture, mais partout ailleurs, entre les maisons basses, cubiques et peintes, des gens beaux peuplent la rue, des Notre-Dames de Guadalupe sans nombre.  Sans bruit ils avancent, d'un pied, de l'autre, et la beauté antique ressuscite.

Au premier abord, tous ceux-là sont couleurs de poussière.  Il semble que la chair et les étoffes, usées de tâche se sont fondues dans le gris même qui est d'extrême humilité; puis l'œil s'y fait, et l'âme, et cette race rebelle, à l'observateur amoureux, découvre sa beauté, beauté des voiles, des pailles et des chairs.[2] 

Par un goût délicat, une pudeur artiste, les étoffes d'apparence unie sont des composés d'alliance—gris sur gris, noir et beige, des roses et des violines.  Des rebosos il y en a de toutes teintes mais si fondues et si savantes qu'un œil inattentif les confond sans effort.  Noirs et gris, bistres, bleus, du bleu nocturne au plus délicat d'aquarelle, des gorge-de-pigeon, des roses, des oranges, et les franges répètent la texture comme un motif musical reprend plus accentué. 

Le reboso seul, c'est comme une aile cassée; il y manque le frémissement et les plis vivants qu'y modèle le visage, fût-il soupçonné.  De dos souvent la natte s'en échappe avec son fil rouge tressé, et le rond des épaules y communique l'odeur de chair.  De face c'est l'ove où la sphère du visage, l'ocre du pigment qui répond à sa teinte : le blanc des dents et des yeux qui, par contraste, le patine.

De mille façons on l'enroule, mais toujours avec noblesse.  Il n'accepte que les plis essentiels, expliquant le corps et l'action, au rebours des étoffes à la mode qui frisent comme des caniches.  Mettez une femme "chic" au côté d'une des vierges du Parthénon, ce sera à éclater de rire ou à pleurer de dépit.  L'une quelconque de ces indiennes la reconnaîtra pour sœur.  Même pose, même geste.  L'empreinte du pied nu sur la terre est la même, et la démarche serrée, le pied toujours horizontal collant au sol comme une main.  La sortie des femmes aux messes matinales, la monotone beauté des pieds nus, des jupes larges et des draperies enroulées, n'est-ce le rythme même des Panathénées.  Jarre ou amphore le geste est aussi beau, et le trot des femmes de campagne au front brisé par le fardeau incline leur torse comme celui des Victoires donneuses de couronnes.  Quand la ceinture colle au ventre et la poitrine jeune perce la chemise, il y a des étroitesses de hanche toutes égyptiennes, les bras verticaux retombants des épaules larges porteuses d'enfants.  Et les batteuses de tortillas depuis toujours éternisent leurs gestes dans les hypogées de là-bas.

Bienheureux les temps froids où l'homme s'enroule dans son sarape.  Quel péplum! il semble alors le tribun haranguant les flots de la mer, et l'étoffe lourde est plus solide que les toges de marbre qui couvrent aux musées les corps froids des statues.  Sarapes multiples leurs couleurs se ramènent avec tact au blanc, gris, noir.  Et les plus beaux sont certes ceux sans dessin dont la teinte et le contact simulent le pelage pauvre des petits ânes de bât avec des fils blancs mêlés comme la trace de coups.  Ce vêtement il est tellement pour le corps qu'un sarape pendu au mur, comme chez moi, c'est une chose triste, comme le chandail du mort, quand on rouvre l'armoire, garde encore forme de son torse.  La fente médiane en bâille comme le cou du décapité. 

Il en est d'autres tissés pour les américains et d'un prix plus élevé.  Ceux-là, la femme du consul en orne son home mais l'indien même, qui le tisse n'en voudrait pas pour soi.  Bariolage ordonné de bleus verts rouges jaunes si laid que la laine même refuse la teinture et que nos cœurs de barbares enrichis s'en réjouissent. 

Toujours simples les décors pris des objets familiers.  Les choses de métier et les naturelles : l'œil naïf a reconnu la beauté du fer à cheval, de l'oiselet et de la fleur qui sont plus beaux, dit Dieu, que Salomon dans toute sa gloire.  Tout cela mêlé et mué en cette géométrie abstractante telle que n'en eut aucun peuple depuis le Grec de Crète. 

La tête ferme le sarape, le chapeau domine la tête—de toutes pailles depuis le brin de jonc cylindrique dont la belle tresse laisse percer le jour jusqu'aux lattes plates et larges gardant le souple de la feuille vive.  Il en est de plat comme des auréoles et l’astre au travers comme d'entre les feuilles d'un sous-bois.  De légers comme des ailes et la marche leur donne le frémissement du vol.  D'épais et de bosselés comme des mamelles et des tours.  D'hiératiques comme les tiares d'étranges rites.  De riches où la broderie alentour dit le travail du propriétaire et l'hacienda qui rapporte.  Mais toujours le volume et le galbe géométrique isolent la tête d'alentour et concentrent sa force psychologique. 

De la race que dire sinon la plus belle du monde, poignets et chevilles frêles comme d'enfants, avec la couleur des athlètes antiques dont Lucien dit qu’elle est de brique.  Les vases grecs défilent devant moi : voici les femmes à la fontaine, les lutteurs d’Euphronios, et au coin des rues, à l'ombre des statues, les pauvres allongés semblent les convives d'une orgie sans mets.  La sagesse des philosophes antiques qui marchaient pieds nus dans le ruisseau et ces jouets savoureux comme les fables d'Ésope.  Quand leur famille fuit devant l'automobiliste qui ricane, il me semble que recommence le massacre d'adolescents danseurs par Alvarado. 

Rebosos, sarapes, chairs et crins sont dans ces mêmes tons simples qui sont essentiels : la gamme du jaune au rouge des ocres et des oxydes, et tous les gris du noir au blanc, bleus de terre et roses d’ailes.  Je contemple mélancolique ma palette préparée.  J'y avais amalgamé de fortes chimiques couleurs bonnes pour des singes et des cocotiers, des nègres et leurs cotonnades.  Quelle mine inutile elles ont mes couleurs de la maison Lefranc et criarde, parmi ces belles couleurs naturelles qui sont celles de l'eau, de la terre, du bois et de la paille.  Et mes théories, mes pauvres théories du dernier bateau, ici, elles me semblent aussi ridicules qu'un chapeau haut de forme et des gants blancs pour faire le marché. 

Alors qu'est-ce qu'il reste de moi, peintre parisien : un petit garçon bien étonné de tant de beauté nouvelle découverte.[3]  Je me recueille et, grâce à ceux-ci, j'admire en toute raison Raphaël Sanzio, qui peignit l'incendie du Bourg, et Diego Rivera, qui ressuscite pour l'ébahissement des gens du monde et le scandale des faces-à-main le vrai visage de cette terre secrète et classique. 



[1] Rayé : Alors j'ai pleuré de voir qu'ici c'était comme là-bas.

[2] Plan :

les rebosos - antique - couleurs
           les chapeaux : divers
et certain balayeur comme ce jeune grec en pétase
           les pieds nus
           les sarapes.
les objets fabriqués.    hygiène et beauté

[3] Rayé : Aussi remisant mes idées préconçues et mon pittoresque à la Gauguin.

Bibliographie